Religieuses et érudites

                                                                                    

Les décrets tridentins bouleversent l’existence des communautés religieuses féminines, (ré)affirmant le strict principe de la clôture ainsi qu’une localisation en ville. Ces réajustements, accompagnés par les nombreuses réformes des ordres anciens ou bien la création de nouvelles communautés, ont accentué les différences genrées entre réguliers et régulières, soulignées ces dernières années par de nombreux historiens et historiennes. Dans ce contexte, à l’instar de ce qui se passe dans le monde régulier masculins, les religieuses produisent de nombreux textes appelés « histoires », « annales », « remarques », ou encore « chroniques », qui visent à écrire l’histoire de leur établissement, de leur ordre ou de leur congrégation. Mais à la différence de ce qu’on observe chez les réguliers, ces textes demeurent le plus souvent manuscrits. Écrits par des communautés anciennes (les bénédictines, les clarisses, etc.) ou plus récentes (les annonciades, les visitandines, les nombreuses congrégations des XIXe et XXe siècles), ils sont aujourd’hui conservés dans des fonds d’archives privés (les établissements religieux qui les ont produits) ou publics (bibliothèques municipales, archives départementales, etc.). Ils sont le plus souvent connus des historiennes et des historiens qui les ont étudiés en les considérant comme de précieuses sources d’informations sur l’histoire des communautés régulières féminines. C’est d’ailleurs ce qui a pu motiver un certain nombre d’éditions. Nous proposons de changer de perspective en interrogeant cette documentation dans une triple direction : sa matérialité ; la manière dont les religieuses écrivent leur propre histoire ; les usages sociaux et politiques que celles-ci peuvent en faire. Il s’agit en fin de compte de prendre au sérieux le geste d’écriture des religieuses : comment se manifeste-t-il et sous quelles formes ? Pourquoi prendre la plume pour écrire une histoire ? Selon quelles méthodes ? Nous postulons qu’une attention particulière portée à ce type de textes peut permettre de décloisonner l’approche des communautés régulières féminines en les replaçant dans leur environnement socio-culturel, au coeur de la cité. Dans la lignée des travaux des historiens et historiennes médiévistes, notamment ceux de Brian Stock, les moments de fondation, de refondation ou encore de réforme, fréquents tout au long des périodes modernes et contemporaines, apparaissent comme particulièrement propices et favorables à la rédaction de ce type de manuscrits, qui viennent (re)fonder les communautés autour de l’écrit.

Partant du constat que, depuis la fin du XVe siècle jusqu’à aujourd’hui, de nombreux monastères de religieuses continuent de produire des chroniques ou des histoires demeurées à l’état manuscrit, alors que se développe puis domine l’imprimé, ce cycle de trois journées d’étude organisées alternativement à Montpellier (2022, 2024) et à Nanterre (2023), propose d’interroger sur le temps long, en portant le regard sur leur matérialité, les méthodes historiennes mobilisées ainsi que les usages sociaux.

- La première journée d'étude, qui a eu lieu à Montpellier le 22 septembre 2023, est consacrée à la question des méthodes historiennes mobilisées et utilisées dans les chroniques et histoires rédigées de manière manuscrite par des religieuses. Il s’agit d’étudier les sources, les références, les méthodes utilisées dans ces manuscrits, afin notamment d’intégrer ces écrits dans la production plus vaste de l’histoire aux époques modernes et contemporaines. Cette première journée d’études s’organise autour de quatre axes structurants :

Produire des sources. Il s’agit d’interroger les sources internes mobilisées par les autrices pour produire des histoires. Cette question renvoie d’abord à l’histoire de la production des archives en milieu régulier féminin, notamment aux moments des réformes. Un rapide parcours des notices biographiques de la Mère Blémur, bénédictine de la fin du XVIIe siècle, comme de la chronique des clarisses de Reims, révèle la présence de nombreuses archives au sein des couvents féminins qu’il convient d’identifier plus précisément. La question renvoie ensuite à celle du rapport aux sources entretenu par les autrices, en lien notamment avec les méthodes historiennes d’alors. Enfin, il convient de s’interroger, dans une autre perspective, sur les processus qui transforment ces écrits historiens en sources pour d’autres histoires, souvent imprimées.

Écrire avec. Dans cette production historienne manuscrite, les religieuses mobilisent également d’autres sources, extérieures au monastère. Comment les religieuses se les procurent-elles ? Comment les qualifient-elles ? De quelles cultures historiennes témoignent-elles ? Quels usages en font-elles ? Il s’agit de revenir plus largement sur la question de la culture écrite et historienne au sein des couvents féminins des époques modernes et contemporaines.

Écrire l’histoire au féminin. Au-delà de la question des sources, il convient d’interroger les différentes manières dont les religieuses érudites produisent de l’histoire, tant dans les choix d’écriture que dans le rapport à la preuve et à la production de connaissances, là encore en dialogue avec les contextes historiens plus larges. On peut adopter une dynamique comparatiste avec les productions historiennes masculines. Peut-on identifier des pratiques d’écriture historienne genrées ? En d’autres termes, existe-t-il une manière genrée d’écrire l’histoire ?

- La deuxième journée d’étude, qui a eu lieu à Montpellier le 23 septembre 2022, est consacrée à la matérialité des histoires et chroniques manuscrites produites dans le monde chrétien des époques modernes et contemporaines. Il s’agit d’étudier la production, la circulation et la question de l’auctorialité de ces manuscrits dans un contexte où domine l’imprimé. Cette deuxième journée d’étude s’organise autour de quatre axes structurants :

• La matérialité. Il s’agit d’interroger le fait que cette production demeure manuscrite alors que les différents ordres  réguliers masculins recourent à l’imprimé pour diffuser les histoires de leurs couvents ou de leur congrégation, principalement sous forme de livre. Comment expliquer cette persistance du manuscrit ? Est-elle volontaire ou imposée ? Signifie-t-elle un premier pas vers l’imprimé ou relève-t-elle d’autres logiques ?

• La circulation. Ce deuxième point pose la question des usages et emplois de ces textes manuscrits, à l’intérieur ou à l’extérieur de la communauté concernée. Ces textes circulent-ils au sein des couvents et des ordres, par exemple lors de lectures au réfectoire, ou à l’extérieur de l’ordre ? Comment saisir les traces de ces circulations ?

• L’auctorialité. Qui sont les autrices de ces oeuvres ? S’agit-il de textes collectifs ou portés par une religieuse en particulier ? Quel est leur statut au sein de la communauté ? Pourquoi ont-elles rédigé de tels ouvrages ? Ont-elles reçu une formation particulière, une approbation de leur hiérarchie ? En tirent-elles un bénéfice ? Cela modifie-t-il leur trajectoire sociale au sein de la communauté, de l’ordre, ou même par-delà ?

• Le genre. Pourquoi les autrices de ces chroniques et histoires n’apparaissent-elles pas dans les différents recueils des auteurs des ordres religieux ? Comment les autorités religieuses réagissent-elles à cette production et cet exercice féminin de l’histoire, qu’elles soient régulières ou séculières ?

 

Organisation : 

Caroline Galland (Université Paris Nanterre, MéMo).

Nicolas Guyard (Université Paul-Valéry Montpellier 3, CRISES) : nicolas.guyard@univ-montp3.fr

Dernière mise à jour : 20/03/2024