La récente disparition d'Arlette Jouanna, professeur émérite d'histoire moderne, laisse le laboratoire CRISES ainsi que ses anciens étudiants, ses collègues et ses amis de l'Université Paul-Valéry Montpellier 3, profondément endeuillés, et nous souhaitons à travers cette page, témoigner de notre admiration et de notre reconnaissance pour la remarquable historienne qu'elle était. Ses qualités humaines, sa gentillesse, sa disponibilité, jusqu'à son humour, transparaissent dans le discours qu'elle a prononcé le 10 octobre 2020 à l'Université Paul-Valéry Montpellier 3 lors de la cérémonie de remise dans la légion d'honneur par Anne-Marie Cocula-Vaillières, et que nous reproduisions ci-après :
" Me voilà, chère Anne-Marie, par le geste que tu viens d’accomplir au nom de la République française, métamorphosée de simple citoyenne en chevalier de la légion d’honneur. Cette métamorphose me remplit de fierté ; pourtant, il faut bien avouer que j’ai mis du temps à m’accoutumer à cette perspective. Je repense à ce jeudi 2 janvier 2020 où j’ai appris la nouvelle. Ce jour-là, après avoir pris mon petit-déjeuner, je consulte mes courriels, et voilà que j’en découvre un d’Hugues Daussy, ici présent, intitulé non pas « Bonne année », comme je m’y attendais, mais « Félicitations ! » Stupéfaction et incrédulité de ma part ! J’aurais volontiers repris à mon compte la boutade de Montaigne : après avoir reçu le collier de l’ordre du Saint-Esprit, il déclara plaisamment que puisqu’il n’avait pu s’élever jusqu’à cette distinction, celle-ci s’était abaissée jusqu’à lui. Mais ce serait afficher une modestie qui encourrait le soupçon d’être aussi fausse que celle de Montaigne. À l’étonnement initial a succédé un sentiment de panique à l’idée d’affronter les formalités d’une décoration. Et puis, peu à peu, la sérénité est revenue : cette cérémonie allait être tout simplement une fête de l’amitié.
Amitié qui t’a poussée, chère Anne-Marie, à accepter de venir de Bordeaux, en ces temps d’incertitude sanitaire, pour venir me décorer. Amitié de la personne qui m’a prêté cette croix, une croix vénérable puisqu’elle a récompensé un combattant de la grande guerre, Charles Monin, dont je tiens à évoquer la mémoire ; elle symbolise la continuité de l’idéal du service, par-delà les années et les générations, quelle que soit la nature de ce service. Amitié de tous ceux qui ont répondu positivement à l’invitation qui leur a été adressée et que je souhaite associer à l’hommage qui m’est rendu. Et tout d’abord mes anciens étudiants et doctorants, représentés par ceux qui sont ici et dont j’ai eu le plaisir de suivre la belle carrière, soit dans l’apostolat de l’enseignement en lycée, soit dans l’accès au professorat des universités ; leurs réussites et le retentissement de leurs publications comblent leur ancien professeur, qui pousse la présomption jusqu’à imaginer avoir une petite part dans la passion de la recherche qui les anime.
Amitié également de ceux qui furent mes complices dans le long travail de dépouillement et de traitement des archives concernant les États provinciaux de Languedoc, que je remercie d’être aujourd’hui à mes côtés. Notre équipe a fonctionné pendant une douzaine d’années dans une parfaite bonne entente, ce qui est, je crois, suffisamment rare dans le monde universitaire pour être souligné ; ce travail commun n’a pas seulement produit de beaux fruits scientifiques, démontrant à quel point la France d’Ancien Régime était plus décentralisée qu’on ne le croit souvent ; il m’a aussi humainement et intellectuellement enrichie. Amitié, enfin, des membres du SIER, séminaire d’études sur la Renaissance, dont je salue ici quelques-uns des membres ; j’aime beaucoup assister à ses réunions mensuelles, qui présentent l’originalité de se consacrer à des sujets librement choisis d’année en année, de façon désintéressée et sans objectif de publication, animées par le simple désir d’échanger les réflexions et les découvertes des participants ; à cet automne, si l’épée de Damoclès du coronavirus veut bien ne pas tomber sur nous, ce sera autour de la célébration des 800 ans de la faculté de médecine de Montpellier. Je pense aussi à ma famille, trop nombreuse pour être présente tout entière, mais dont l’affection est incarnée aujourd’hui par ma petite-fille Jessica et son mari Simon et par mon cousin Thierry ; je suis sûre qu’ils portent comme moi le souvenir de mon mari Paul, décédé voici sept ans.
J’ai évidemment beaucoup de dettes à reconnaître et à payer. En premier lieu à l’équipe de CRISES ; j’ai une grande obligation envers sa directrice, Madame Marie Blaise, qui a bien voulu inscrire cette cérémonie dans l’agenda officiel de l’équipe. Un grand merci également à ceux qui se sont chargés avec beaucoup d’efficacité de l’organisation matérielle, Céline Sacchi-Piétri, Laura Davis et Jérôme Thomas.
Comment ne pas mentionner aussi, en cette fête qui couronne une longue carrière, les historiens qui ont eu un rôle déterminant dans ma formation et dans l’apprentissage de mon métier d’enseignante et de chercheuse. J’ai une pensée toute particulière pour Roland Mousnier, qui fut mon directeur de thèse. Il m’a accueillie pendant sept ans dans son séminaire, expérience fondatrice qui m’a introduite aux difficultés et aux joies de la recherche. J’y ai rencontré les historiens remarquables qui le fréquentaient, Yves-Marie Bercé, Denis Richet, Yves Durand, René Pillorget, Jean-Pierre Labatut, Pierre Deyon, Henri-Jean Martin, et bien d’autres. J’y ai même, pourrais-je ajouter, puisé une initiation sur le vif aux sensibilités politiques d’Ancien Régime : lorsque Roland Mousnier ouvrait le débat après l’exposé d’un des participants, il ne manquait jamais de se référer aux pratiques en usage dans le Conseil du roi en donnant d’abord la parole aux plus jeunes puis en observant l’ordre hiérarchique. Autant dire qu’il imprimait à sa direction de séminaire une allure quasi régalienne ; mais c’était avec une attention aux opinions des intervenants et une courtoisie qui favorisaient la libre discussion et stimulaient l’esprit critique. Ces années ont été pour moi particulièrement fécondes.
Je veux rappeler aussi la grande figure de Louis Dermigny, qui m’a recrutée dans cette université en 1968. Je dis bien recrutée, car en ce temps lointain n’existait pas encore de comparution devant des commissions de spécialistes et le choix d’un chef de département était décisif. Il m’a fait confiance et je lui en suis reconnaissante. J’ai accompli la quasi-totalité de ma carrière à Paul-Valéry, mis à part 3 ans dans le secondaire et 4 ans au CNRS. Cette université m’a offert le plaisir d’enseigner et de nouer des liens forts avec d’éminents collègues, dans un climat chaleureux il est vrai bousculé périodiquement par ces bourrasques que sont les grèves estudantines et les réformes gouvernementales."
Quelques témoignages :
Durant de nombreuses années, Arlette Jouanna a su former, impressionner et enchanter, des générations d'étudiants d'histoire, encadrer des thèses de très haut niveau scientifique. Remarquablement intelligente, étonnamment créative, sa retraite était encore mise, généreusement, au service de l'histoire et de son Université, en engageant ses collègues et amis dans une magnifique enquête collective sur les états de Languedoc. Spécialiste de la noblesse et de la société des XVIe et XVIIe siècles, sa thèse d’Etat sur « l’idée de race » au XVIe siècle avait fait date et elle avait forgé le concept de « devoir de révolte » pour caractériser les engagements aristocratiques pendant les guerres de Religion. Elle ne cessait de produire et de publier des ouvrages qui suscitaient l'admiration de ses pairs et l'intérêt d'un vaste public. Récemment, elle avait, notamment, publié une très belle, et fort juste, synthèse, sur le massacre de la Saint-Barthélemy, deux puissants ouvrages sur l'imaginaire politique, ou, encore une fascinante biographie de Montaigne. Ces mots sont bien incapables de rendre compte de l'ampleur de son oeuvre.
Aimée de tous, d'une grande gentillesse, la disparition d'Arlette Jouanna atteint profondément notre communauté d'enseignants chercheurs, notre Université.
Serge Brunet
Professeur d'histoire moderne
Je me joins à Serge pour partager cette émotion et cet hommage à Mme Jouanna que j’avais eue en cours lors de ma préparation à l’agrégation. Grâce à elle, j’avais pu obtenir des notes honorables en Histoire moderne, pour laquelle j’étais peu douée, et j’avais pu obtenir finalement mon admission. Rencontrée des années plus tard dans un train, j’avais pu lui exprimer de vive voix ma reconnaissance et mon admiration. C’était effectivement une enseignante encline à la plus grande bienveillance et à la plus grande modestie, ce qui est la marque des Grands ! Certes un grande historienne nous a quittés. Oui, elle nous manque déjà !
Sylvie Bletry
Le groupe de recherche sur les Etats de Languedoc (équipe CRISES) a été profondément touché par la disparition d’Arlette Jouanna. Durant neuf ans, chaque semaine, nous avons passé ensemble des journées entières à dépouiller les délibérations de l’assemblée des Etats et à construire une base de données qui est devenue un outil à la disposition de tous les chercheurs. Puis, durant trois années encore, nous nous sommes appliqués à rédiger ensemble la synthèse Des Etats dans l’État, parue en 2014. On ne saurait dire assez ce que ce long labeur doit à la patience et à la détermination d’Arlette Jouanna. En toutes occasions, son humeur égale et son immense capacité de concentration nous ont grandement aidés à avancer dans une tâche dont l’accomplissement pouvait paraître bien éloigné. Il va sans dire que, tout en conduisant ce projet, Arlette continuait de produire, année après année, les ouvrages de très haute tenue que nous connaissons tous… Mais plus que tout, avec le recul, c’est sans doute la modestie de notre collègue qui, au regard de la tâche immense qu’elle a accomplie, fait aujourd’hui l’objet de notre admiration.
Stéphane Durand, Jean-Pierre Donnadieu, Henri Michel, Elie Pélaquier.
Beaucoup de professeurs d’histoire et de géographie, de chercheurs, un certain nombre de Clionautes, ont eu la chance d’avoir comme professeur d’histoire moderne lors de leurs études Arlette Jouanna.
Elle avait cette capacité rare à nous faire rentrer dans l’intime de cette société noble du XVIe siècle, des tourments qui l’animaient mais également de ces stratégies familiales qui permettaient d’accéder, au fil du temps, à la noblesse de rang immémorial.
L’œuvre qu’elle laisse est considérable, et parmi les ouvrages que nous avons pu traiter sur la cliothèque, il convient de développer une mention spéciale à son étude magistrale sur la Saint-Barthélemy. Au-delà de cet événement, Arlette Jouanna nous fait rentrer dans ces négociations entre les chefs de guerre protestants et la monarchie, tandis que la reine Margot , par son mariage avec Henri de Navarre, doit sceller une paix, pourtant bien fragile.
Au-delà de son champ de recherche, qu’elle a étendu à l’analyse du fonctionnement de la monarchie et de la construction de son imaginaire politique, Arlette Jouanna qui enseignait à l’université Paul Valéry dans les années 70, était un remarquable professeur. Attentive à chacun de ces étudiants, bienveillante et rigoureuse, elle faisait l’unanimité autour d’elle.
Vous partez trop tôt Madame. Pour beaucoup d’entre nous, vous avez été une source d’inspiration est un exemple de rigueur historique. Nous essaierons, modestement, de marcher dans vos traces.
Bruno Modica
Chères et chers collègues,
J'ai eu le privilège d'être l'un de celles et ceux - étudiant(e)s et collègues - qui ont oeuvré sous sa direction au travail de préparation, de conception et d'écriture de l'ouvrage collectif sur les états de Languedoc. J'ai pu mesurer pendant la quinzaine d'années qu'a duré cette aventure combien Arlette Jouanna était une historienne exemplaire et peu commune.
Il fallait la voir diriger ses étudiant(e)s de master avec rigueur, patience et humanité. Je ne doute pas qu'ils en aient été profondément marqués et qu'ils n'en portent aujourd'hui encore les traces dans leur vie professionnelle, si ce n'est dans leur for intérieur.
Il fallait la voir assidue au travail collectif, tous les lundis matin, pendant dix ans - oui, dix ans - à dépouiller les délibérations des états de Languedoc. Fine, brillante et méticuleuse, elle maîtrisait son sujet grâce à une intelligence pénétrante et une mémoire prodigieuse. Quelle constance, aussi, et quelle application au travail !
Il fallait la voir capable de s'ouvrir sincèrement au débat, exposant ses propres textes à la critique et acceptant toutes les contradictions, malgré l'autorité scientifique dont elle aurait pu se prévaloir, pourvu qu'elles fussent argumentées et étayées par des sources.
Toutes celles et tous ceux qui ont eu la chance de la côtoyer reconnaîtront très bien, ici, la rigueur professionnelle et la profonde humanité dont notre collègue ne se départissait jamais.
Mes pensées vont à sa famille et à ses amis, de même qu'à celles et ceux dont elle a dirigé la thèse et qui doivent être particulièrement bouleversés, aujourd'hui, par cette nouvelle.
Stéphane Durand
Pour moi et tous ceux qui l’ont connue, la disparition d’Arlette Jouanna a été une dure épreuve même si, parmi vous, peu sont celles et ceux qui enseignaient déjà à Montpellier, ou fréquentaient l’université en qualité d’étudiants, lorsqu’elle a pris sa retraite en 1993. Elle appartenait à une génération d’historiennes et d’historiens qui nous quitte hélas désormais progressivement et qui incarnait à la perfection ce qui fait l’essence même de notre métier, l’alliance de la pratique de la science à son plus haut niveau et de sa faculté à la transmettre au plus grand nombre.
Merci d’avoir associé votre (son) laboratoire à l’hommage qui lui a été rendu.
Hugues Daussy
Pour faire part de votre hommage à la famille : https://www.dansnoscoeurs.fr/arlette-jouanna/3632701
Deux journées d'hommage seront organisées par l'équipe CRISES les 23 et 24 mars 2023. Le programme est à venir.